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2017  Olivier Kaeppelin

                                                                        Chambre avec vue

 

Je me suis toujours méfié de la vue si elle n’est qu’un simple outil aliéné par les automatismes, les habitudes et la langue. Il ne suffit pas d’ouvrir les yeux pour voir et « prendre possession », en le nommant, du monde qui nous entoure. Il vaut mieux suivre les recommandations, faites au 19ème siècle, à un jeune artiste par son maître Caspar David Friedrich. Aux demandes de son cadet le questionnant sur « comment faire pour devenir bon peintre ? » Caspar David Friedrich conseille, avant toute chose, de savoir fermer son « œil physique », pour éprouver, vivre l’expérience du regard intérieur afin d’oublier l’évidence du visible au profit du déploiement de sa propre vision tissée par les relations avec le réel mais, sans cesse, réinterprété par la mémoire, l’inconscient, la phénoménologie des situations vécues. Ce n’est qu’en fermant les yeux que nous vivons les situations nouvelles, les découvertes que la grammaire du visible, les apprentissages et « l’enregistré » nous interdisent. Fermer les yeux est une jouissance. C’est une voie d’accès à la connaissance grâce à cette opération, physique et mentale, permettant d’enrichir, de complexifier, puis de métamorphoser la vue en vision.

Le regard se construit grâce à une relation évolutive entre perception et vision intérieure, générant ainsi une expérience psychique inédite. Yoo Hye-Sook est l’héritière de ces questions posées par les créateurs depuis des siècles. Elle y répond en peintre en nous obligeant par ses tableaux, d’abord, à ne pas « voir », ne pas distinguer. Nous sommes, devant eux, obligés « d’accommoder » mais cette accommodation n’est possible qu’en puisant dans notre histoire, notre mémoire visuelle, celle de nos existences ou de nos rêves. Mémoire de l’obscur, mémoire des espaces où nous avançons à tâtons, mémoire de notre fragilité, mémoire qui construit les espaces que Yoo Hye-Sook tente d’habiter. Ceux-ci composent, par un jeu de géométries, par la subtilité des valeurs de gris ou de noir, une série de chambres spirituelles où le rôle principal est celui de regardeur.

Nous pouvons parler, ici, de scènes ou de théâtres. Ces théâtres, s’ils sont intérieurs n’en sont pas moins d’étonnants réceptacles de lueurs et de lumières. Mais d’où viennent ces « éclairages » ? De nos visions abstraites faites de jeux physiques et métaphysiques entre ombres et surfaces claires. Certaines scènes désertées évoquent les peintures d’Edward Hopper où ne demeureraient que le lieu et la lumière, la seule présence humaine étant, alors, celle du regard qui, de l’extérieur, investit le tableau. Nous oublions la banalité et l’ordre des « choses vues » pour voir à nouveau, retrouvant la vivacité d’un premier matin ou d’une nuit transfigurée par cette vue indomptée. Avec elle, nous perdons l’usage de ce sens pour le voir renaître. Ici, je me souviens d’une œuvre que Bernard Bazile destinait aux « aveugles » ou, plus précisément, à ceux capables de fermer les yeux. Je me souviens, aussi, des magnifiques séries de photos de Sophie Calle où étaient mises en scène les relations de personnes aveugles avec l’art ou la nature ou encore avec les représentations imaginaires de la beauté. Dans l’un ou l’autre de ces travaux se posait la question de notre perception du réel, à travers l’esthétique, la vie et celle de notre relation indécise à la beauté. Ainsi, « ne faut-il pas « s’aveugler » pour voir et n’est-ce pas le conseil que donne Caspar David Friedrich à son jeune disciple ? Ou, encore, celui de Paul Klee nous indiquant que l’enjeu de l’art est de « rendre visible » ce que nous ne voyons pas. Bien des années plus tard, les installations de James Turrell sont la poursuite de cette quête à travers la lumière artificielle ou naturelle. Yoo Hye-Sook, dans ses travaux, grâce à nos yeux circulant d’une surface à une autre, défaisant et construisant le regard, nous permet de vivre cette aventure paradoxale. Avec elle, nous sommes au cœur de cette expérience qui, après la suspension de toute reconnaissance, génère la pensée d’une artiste qui « yeux fermés - yeux ouverts » crée un monde d’une rare intensité. Il est celui de la contemplation, de la concentration, de la veille et du sommeil, du « dehors » et du « dedans », de l’obscur et de la clarté, enfin de l’éblouissement lent et silencieux… La vie y est simple, inépuisable comme les mouvements d’une respiration, d’une vibration douce à l’insistante vitalité, comme ce poème d’Emily Dickinson.

« J’ai vu un Œil Mourant

Faire le tour d’une Chambre

En cherchant Quelque chose ̶ semblait-il –

Puis se voiler

Et puis - se couvrir de Brouillard

Et puis - se souder

Sans révéler ce que pouvait être

Ce qu’il eût été heureux d’avoir vu »

 

« I’ve seen a Dying Eye

Run round and round a Room

In search of Something – as it seemed

Then Cloudier become

And then – obscure with Fog

And then – be soldered down

Without disclosing what it be

’Twere blessed to have seen”[1]

 

Les chambres de peintures de Yoo Hye-Sook conservent leur secret qui est leur vérité.

Olivier Kaeppelin

 

[1] DICKINSON, Emily. Traduit et présenté par Claire Malroux, 2008. Y aura-il pour de vrai un matin (poèmes). Paris : José Corti, p. 384-385. (Collection Domaine romantique)

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