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2018  Maria Lund

 

                                        I n c u r s i o n s   v e r s   u n   i n c o n n u   f a m i l i e r  

 

 

Vous n’y êtes jamais allé et vous n’irez jamais, mais vous connaissez cet endroit alors qu’il n’existe pas.
Contradictoire, oui et non. Dans ses nouvelles œuvres Yoo Hye-Sook propose un espace, un endroit qu’elle connaît sans le connaître, un lieu qui n’en est pas un, mais qui fait réagir. Il s’agit pour elle de l’exploration d’un indéfini, née du simple plaisir d’entendre et de voir le crayon passer sur la toile. Un espace, fruit de la rencontre des matières : l’artiste pose d’abord des fonds mats d’acrylique noir sur lesquels des milliers de traits de mine de plomb font apparaître des surfaces en surface qui se transforment petit à petit en perspectives pour faire exister le lieu par un mur, une ouverture, une pièce que l’on devine, un angle anonyme. Or, cette vision rebascule aussitôt vers celle d’une composition géométrique abstraite sans nom car la lumière environnante interagit sans arrêt avec l’œuvre et joue des tours à la perception ; une vision apparaît puis se métamorphose. La matière brillante de la mine de plomb capte et fait se réverbérer la lumière tout en formant la luminosité qui permet aux formes géométriques de « sortir » de la surface noire.

 

De quoi est-il question ici ? L’artiste dit chercher une forme de vide, de non-déterminé, une œuvre qui reste suffisamment ouverte pour laisser place à l’imaginaire. Le sien d’abord, celui du spectateur ensuite. Le noir est une obscurité qui uniformise, qui unit alors que la lumière sépare et permet de distinguer. Dans la vie, ils alternent ; l’un comme l’autre est indispensable. Yoo Hye-Sook cherche à éveiller nos sens en offrant des passerelles entre les deux avec ces endroits où l’on ne voit pas complètement, où l’on croit voir. Lorsqu’elle créé elle avance dans la surface noire en tâtonnant, en modelant tout en regardant. Un processus sensuel et instinctif, animal – similaire au fonctionnement de nos sens dans l’obscurité de la nuit : plus pointus, plus réceptifs.

Devant ses œuvres l’on songe aux installations de James Turrell, à leur luminosité qui fuse, au voile irréel et pourtant perceptible qui plane sur nombre des « espaces » de l’artiste américain. Confronté à ces espaces le spectateur pénètre une illusion crée par une lumière colorée ; l’immatériel fait substance. Chez Yoo Hye-Sook c’est un processus inverse qui opère : la substance des matières déposées sur la toile fait naître l’illusion d’un espace, expérience qui se prolonge dans l’esprit pour se décomposer ensuite, s’immatérialiser en lumière et obscurité.

 

Le nouveau travail de l’artiste a trouvé son inspiration première dans des peintures d’Edward Hopper telles Morning Sun (1952) et Sun in an empty room (1963). Touchée par ces œuvres - Yoo Hye Sook en aime plus particulièrement la lumière - elle a d’abord repris le principe des compositions en supprimant la présence humaine pour ne laisser qu’un lit et les reflets du soleil sur les murs. Puis elle s’est concentrée sur un détail pour finalement passer à la création d’espaces autres. Vidés de présence humaine, ces endroits, ces « nulle-part » et « partout » semblent pourtant habités. Telle l’eau obscure d’un lac dont la surface luit des lumières qui s’y mirent et à laquelle le rythme des courants apporte un mouvement de respiration, les œuvres de Yoo Hye-Sook donnent le sentiment d’être animées par des poumons invisibles. Comme si l’artiste y avait inscrit ce grand souffle de la nature qui nous stimule sans que nous n’en ayons nécessairement conscience. En travaillant avec les matières, elle y fait exister quelque chose d’invisible, d’originel, de difficile à nommer, quelque chose de l’ordre de ce qui nous relie au-delà du temps et de la substance. C’est cette présence qui nous entraîne tel le désir d’une retrouvaille au même titre que ses tableaux antérieurs de cheveux ou ses topographiques de fourrures inspiraient une irrépressible envie de toucher, de s’y immerger.

 

Yoo Hye-Sook parvient avec ces œuvres aux apparences minimalistes, presque impénétrables, à éveiller des registres plus primaires, à activer nos sens, tout en offrant une incursion vers un ailleurs. Un répit et un rappel.

 

 

Maria Lund

Paris, juillet 2018

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